CHAPITRE V

La fonte des neiges arriva et la maison et le jardin recommencèrent leur chant d’eau vive. Cela faisait six mois que je vivais à Hagi. J’avais appris à lire, à écrire et à dessiner. Je m’étais aussi initié aux mille façons de tuer, même si je n’étais encore jamais passé à la pratique. Je me sentais désormais capable de percer à jour les intentions que les hommes cachent au fond de leur cœur, et j’avais acquis d’autres talents utiles que je devais d’ailleurs moins aux leçons de Kenji qu’à l’épanouissement de ma nature profonde. Je savais comment me trouver en deux endroits différents et me rendre invisible, et je pouvais réduire les chiens au silence par un simple regard qui les plongeait instantanément dans le sommeil. J’avais découvert tout seul cette dernière astuce et m’étais abstenu d’en faire part à Kenji, car il m’avait enseigné entre autres la dissimulation.

Je recourais à ces talents lorsque j’étouffais entre les murs de la maison, dans cette vie d’une routine implacable, passée à étudier, à m’entraîner et à obéir à mes deux maîtres sévères. Je ne trouvais que trop aisé de détourner l’attention des gardes, d’endormir les chiens et de m’échapper sans que personne me voie. Même Ichiro et Kenji furent plus d’une fois convaincus que j’étais assis tranquillement dans un coin de la maison avec mon encre et mon pinceau, alors que j’étais dehors avec Fumio, à explorer les ruelles louches du port, à nager dans le fleuve, à écouter les matelots et les pêcheurs. Nous respirions les effluves entêtants de l’air salé et des cordes et des filets de chanvre, et nous humions l’odeur des fruits de mer sous toutes leurs formes possibles, crus, fumés ou grillés, en petites boulettes ou en ragoûts copieux qui nous mettaient l’eau à la bouche. Je saisissais au vol les divers accents de l’Ouest, des îles et même du continent. Et j’écoutais converser des gens qui se croyaient à l’abri des oreilles indiscrètes, apprenant ainsi à mieux connaître la vie de mes semblables, leurs craintes et leurs désirs.

Il m’arrivait de vagabonder en solitaire, en traversant le fleuve à la nage ou en empruntant le barrage à poissons installé entre ses berges. J’explorais les contrées de l’autre rive, m’enfonçais dans les montagnes où les fermiers cultivaient leurs champs secrets, cachés au milieu des arbres, invisibles et donc échappant à l’impôt. Je voyais les nouvelles feuilles vertes bourgeonner dans les halliers, et j’entendais les bois de châtaigniers s’animer du bourdonnement d’insectes en quête du pollen que recelaient leurs chatons dorés. Les fermiers eux aussi bourdonnaient comme une nuée d’insectes. Ils se plaignaient sans fin des seigneurs Otori et du fardeau des taxes qui ne cessait de s’alourdir. Le nom de sire Shigeru revenait régulièrement dans leurs discours, et j’appris que le peuple dans sa majorité regrettait amèrement que le château ne fût pas occupé par le seigneur mais par ses oncles. Je surprenais des opinions qui étaient des crimes de haute trahison et ne s’exprimaient qu’à l’abri de la nuit ou de la forêt profonde. Nul ne pouvait les entendre en dehors de moi, et je n’en parlais à personne.

Le printemps se déployait sur le paysage. L’air était chaud, la terre tout entière débordait de vie. Je me sentais en proie à une inquiétude que je ne comprenais pas moi-même. Je cherchais quelque chose, mais j’ignorais quoi. Kenji m’emmena dans le quartier des plaisirs et je couchai avec des filles, sans lui dire que j’avais déjà visité ces lieux avec Fumio. Je ne trouvais dans ces étreintes qu’un bref exutoire à ma nostalgie. Ces filles éveillaient en moi autant de pitié que de désir, tant elles ressemblaient aux petites villageoises de Mino avec qui j’avais grandi. Elles étaient vraisemblablement issues du même genre de familles, et leurs parents les avaient vendues pour ne pas mourir de faim. Certaines étaient à peine sorties de l’enfance, et je scrutais leurs visages, à la recherche des traits de mes sœurs. Je me sentais souvent envahi par la honte, mais je ne renonçais pas à ces visites.

Les fêtes du printemps commencèrent, avec leurs foules envahissant les sanctuaires et les rues. Les joueurs de tambour remplissaient les nuits de leur musique assourdissante. Leurs bras et leurs visages luisaient de sueur à la lueur des lanternes, et ils étaient possédés d’une telle frénésie qu’ils ne sentaient plus la fatigue. Je ne pus résister à la fièvre de ces célébrations, à l’extase déchaînée de la multitude. Une nuit, j’étais sorti pour suivre avec Fumio la statue du dieu promenée dans les rues par un cortège surexcité, dans un désordre indicible. Je venais de prendre congé de mon ami quand la cohue me poussa contre un homme, que je manquai piétiner. Il se tourna vers moi et je le reconnus : c’était le voyageur qui avait séjourné chez nous et essayé de nous mettre en garde contre les persécutions d’Iida. Petit et trapu, doté d’un visage aussi laid que perspicace, c’était une sorte de colporteur qui se rendait de temps en temps à Mino. Avant que j’aie pu me détourner, je vis qu’il m’avait reconnu et que son regard exprimait non seulement la surprise mais la compassion. Il hurla pour couvrir le vacarme de la foule :

— Tomasu !

Je secouai la tête en faisant semblant de ne pas comprendre, mais il ne lâcha pas prise. Il essaya de m’extraire de la marée humaine en m’attirant dans une ruelle.

— Tomasu, c’est vous, n’est-ce pas ? Le garçon de Mino ?

— Vous faites erreur, affirmai-je. Je ne connais personne de ce nom.

— Tout le monde vous croit mort !

— Je ne comprends pas un mot à ce que vous racontez.

Je ris comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie, et tentai de m’enfoncer de nouveau dans la foule. Il m’attrapa par le bras pour me retenir et avant même qu’il eût ouvert la bouche, je sus ce qu’il allait dire.

— Votre mère est morte. Ils l’ont tuée. Ils ont tué tout le monde. Vous êtes le seul survivant ! Comment avez-vous fait pour vous échapper ?

Il tenta d’approcher mon visage du sien et je sentis son haleine empestée, sa sueur.

— Vous êtes complètement ivre, mon vieux ! m’écriai-je. Aux dernières nouvelles, ma mère se trouve à Hofu et se porte comme un charme.

Je le repoussai et me saisis de mon couteau.

— J’appartiens au clan des Otori, dis-je d’une voix où la colère remplaçait le rire.

Il recula.

— Pardonnez-moi, seigneur. Je me suis trompé. Je vois bien maintenant que je vous ai pris pour un autre.

Il était légèrement éméché, mais la peur le dégrisait comme par enchantement.

Je me sentis assailli par plusieurs pensées à la fois, la plus pressante étant que j’allais devoir tuer cet homme, ce colporteur inoffensif qui avait essayé de mettre en garde ma famille. Je savais exactement comment il faudrait procéder : je l’entraînerais au fond de la ruelle, lui ferais perdre l’équilibre et tailladerais l’artère de la nuque avant de le laisser s’effondrer par terre où il resterait étendu comme un ivrogne à saigner jusqu’à ce que mort s’ensuive. Même si quelqu’un me voyait, personne n’oserait intervenir.

La foule s’écoulait sans faire attention à nous, j’avais le couteau à la main. Il se laissa tomber par terre, le front dans la poussière, en balbutiant des supplications pour que j’épargne sa vie.

« Je ne peux pas le tuer », pensai-je. Puis je me dis : « Il est inutile de le tuer. Il a admis que je n’étais pas Tomasu, et même s’il a encore des doutes il n’osera en faire part à personne. Après tout, il fait partie des Invisibles. »

Je m’éloignai à reculons et laissai le flot des passants m’entraîner jusqu’aux portes du sanctuaire. Après quoi je me frayai un chemin jusqu’à la berge du fleuve. Le sentier qui le longeait était sombre et désert, mais j’entendais encore les cris excités de la foule, les litanies des prêtres et l’appel lugubre de la cloche du temple. L’eau du fleuve léchait en clapotant les coques des bateaux, les quais, les roseaux. Je me rappelai la première nuit que j’avais passée dans la maison de sire Shigeru. « Le fleuve est toujours à nos portes. Le monde nous attend toujours dehors. Et c’est dans le monde que nous devons vivre. »

Quand je franchis le porche de la maison, les chiens me suivirent des yeux d’un air endormi et docile mais les gardes ne s’aperçurent pas de ma présence. Il m’arrivait parfois, dans de pareilles occasions, de me glisser dans leur pavillon pour les surprendre, mais cette nuit-là je n’étais pas d’humeur à plaisanter. Je songeai avec amertume à leur inertie et à leur distraction, et combien il serait aisé à un autre assassin de la Tribu d’entrer comme l’avait fait Shintaro. Puis je me sentis pris de dégoût à l’idée du monde de dissimulation, de duplicité et d’intrigue où j’étais devenu si habile. J’éprouvai une envie désespérée d’être de nouveau Tomasu pour dévaler la pente de la montagne et rentrer chez moi, retrouver ma mère.

Mes yeux me brûlaient. Le jardin était plein des parfums et des rumeurs du printemps. Éclairés par la lune, les premiers arbres en fleurs brillaient d’un éclat limpide et fragile. Leur pureté me perça le cœur. Comment le monde pouvait-il être à la fois si beau et si cruel ?

Sur la véranda, les flammes des lampes tremblaient et leur cire coulait dans la brise chaude. Kenji était assis dans la pénombre. Il m’appela :

— Sire Shigeru a réprimandé Ichiro pour avoir perdu votre trace. Je lui ai dit qu’on pouvait apprivoiser un renard, mais non le transformer en chien domestique !

En voyant mon visage à la lueur des lampes, il s’exclama :

— Que s’est-il passé ?

— Ma mère est morte.

« Seuls les enfants pleurent. Les hommes et les femmes endurent ce qui advient. » L’enfant Tomasu pleurait au fond de mon cœur, mais Takeo gardait les yeux secs.

Kenji m’attira à lui et chuchota :

— Qui te l’a dit ?

— Un homme que je connaissais à Mino assistait à la fête du sanctuaire.

— Il t’a reconnu ?

— Il a cru me reconnaître. Je l’ai convaincu de son erreur. Mais au début, comme il me prenait encore pour Tomasu, il m’a appris la mort de ma mère.

— Je suis désolé de cette nouvelle, dit Kenji pour la forme. Tu as tué cet homme, j’espère.

Je ne répondis pas. C’était inutile : il avait compris avant même d’avoir achevé sa question. Dans son exaspération, il me donna une taloche comme Ichiro quand je manquais un trait dans un caractère.

— Tu n’es qu’un imbécile, Takeo !

— Il était sans armes, sans mauvaises intentions. C’était un ami de ma famille.

— C’est exactement ce que je craignais. Tu laisses la pitié arrêter ta main. Ne sais-tu pas que tout homme que tu épargneras ne cessera jamais par la suite de te haïr ? Tout ce que tu as obtenu, c’est de le persuader que tu es bien Tomasu.

— Pourquoi aurait-il dû mourir à cause de mon propre destin ? Quel avantage y avait-il à tirer de sa mort ? Aucun !

— Ce qui m’inquiète, ce sont les désastres que sa langue pourra provoquer tant qu’il sera vivant et pourra s’en servir, répliqua Kenji avant de rentrer pour mettre sire Shigeru au courant.

*

Après cet épisode, je tombai en disgrâce et il me fut défendu de vagabonder en ville. Kenji me tenait désormais à l’œil et il se révéla presque impossible de déjouer sa vigilance, ce qui ne m’empêchait pas d’essayer. Comme toujours, il suffisait qu’on mette un obstacle sur ma route pour me donner une envie irrésistible d’en venir à bout. Mon indocilité mettait mon maître hors de lui, mais mes dons ne firent que se développer et j’appris à m’en servir avec une sûreté croissante.

Après que Kenji lui eut raconté mon incapacité à réussir un assassinat, sire Shigeru me parla de la mort de ma mère :

— Tu l’as pleurée durant la première nuit qui suivit notre rencontre. Désormais, tu ne dois plus rien laisser paraître de ton chagrin. Tu ne sais pas qui est en train de t’observer.

C’est ainsi que mon chagrin resta inexprimé, au fond de mon cœur. Dans la nuit, je récitai les prières des Invisibles pour l’âme de ma mère et pour celles de mes sœurs. Mais je ne dis pas les prières de pardon qu’elle m’avait enseignées. Je n’avais pas l’intention d’aimer mes ennemis. Je laissai mon chagrin nourrir mon désir de vengeance.

Cette nuit fut aussi la dernière où il me fut donné de voir Fumio. Quand je parvins à échapper à la surveillance de Kenji pour retourner au port, le bateau des Terada avait disparu. Les autres pêcheurs m’apprirent qu’ils étaient partis une nuit, réduits par les taxes exorbitantes et les règlements iniques à prendre enfin le chemin de l’exil. Le bruit courait qu’ils s’étaient enfuis à Oshima, d’où la famille était originaire. En s’installant dans cette île lointaine, il était presque certain qu’ils allaient se livrer à la piraterie.

Vers cette époque, avant que ne commencent les pluies de la saison des prunes, sire Shigeru manifesta un vif intérêt pour la construction et mit à exécution son projet d’édifier un pavillon du thé à un bout du jardin. Je l’accompagnai pour choisir le bois : des troncs de cèdre soutiendraient le toit tandis que les murs seraient bâtis en cyprès. L’odeur du bois coupé me rappela les montagnes, et je trouvai que les charpentiers ressemblaient aux hommes de mon village, avec leurs longs silences que venaient rompre de brusques éclats de rire quand ils racontaient une de leurs blagues incompréhensibles. Je me surpris à retrouver de mon côté mes anciennes habitudes de langage et à me servir de mots du village que je n’avais pas prononcés depuis des mois. Il arriva même que mon patois leur arrachât quelques gloussements.

Sire Shigeru se passionnait pour toutes les étapes de la construction, depuis l’abattage des arbres dans la forêt jusqu’à la confection des planches et les diverses méthodes de pose des parquets. Nous fîmes de fréquentes visites à l’atelier de coupe, en compagnie de Shiro, le maître charpentier, un homme qui semblait façonné dans la même matière que ce bois qu’il aimait tant, uni au cèdre et au cyprès par des liens fraternels. Il évoquait le caractère et l’esprit de chaque type de bois, et la part de forêt qu’il faisait entrer dans la maison.

— Chaque bois a son propre son, disait-il. Chaque maison a son chant particulier.

Je pensais être le seul à savoir qu’une maison chantait. Cela faisait des mois maintenant que j’écoutais la maison de sire Shigeru. J’avais entendu son chant s’apaiser en une douce mélodie hivernale, j’avais épié les craquements de ses poutres et de ses murs alors qu’elle s’affaissait sous le poids de la neige, qu’elle s’engourdissait de froid puis se réchauffait, se contractait puis s’étirait. Maintenant, de nouveau, sa musique était tissée d’eau vive.

Shiro m’observait comme s’il lisait dans mes pensées.

— J’ai entendu dire que sire Iida s’est fait fabriquer un parquet qui chante comme un rossignol, dit-il un jour. Mais à quoi bon faire chanter un parquet comme un oiseau, alors qu’il possède déjà son propre chant ?

— À quoi sert un tel parquet ? s’enquit sire Shigeru d’une voix apparemment indifférente.

— Le seigneur a peur d’être assassiné. Ce parquet est pour lui une protection supplémentaire. Personne ne peut passer dessus sans réveiller le rossignol.

— Comment est-il fabriqué ?

Le vieillard prit un morceau de parquet à moitié terminé et expliqua comment les lambourdes étaient agencées de manière à faire craquer les planches.

— À ce qu’on m’a dit, on en fait grand usage dans la capitale. La plupart des gens veulent un parquet silencieux. Si les planches font du bruit, ils demandent qu’on corrige ce défaut. Mais Iida ne ferme pas l’œil de la nuit. Il a peur que quelqu’un n’entre chez lui sans qu’il l’entende. Désormais, il restera éveillé de peur d’entendre son parquet chanter ! conclut Shiro en ricanant.

— Serais-tu capable de fabriquer un tel parquet ? demanda sire Shigeru.

Le charpentier sourit dans ma direction.

— Je suis capable de fabriquer un parquet si silencieux que même Takeo ne pourrait l’entendre. Je pense que je peux aussi bien en faire un qui chante.

— Takeo t’aidera, annonça le seigneur. Il faut qu’il connaisse tous les secrets de sa fabrication.

Sur le moment, je n’osai pas demander pourquoi. Même si je me doutais de la réponse, je préférais rester dans le vague. La suite de la conversation fut consacrée au pavillon du thé. Shiro dirigea les travaux, et exécuta en même temps un petit parquet chantant qui fut installé sur la véranda. J’observai la pose de chaque planche, et mémorisai la moindre lambourde, la moindre cheville.

Chiyo se plaignit que les craquements du parquet lui donnaient la migraine et évoquaient plutôt une souris qu’un oiseau. Mais la maisonnée finit par s’y habituer, et ces craquements devinrent une part de la mélodie familière de la maison.

Ce parquet amusait infiniment Kenji : il y voyait un moyen d’empêcher mes escapades. Sire Shigeru ne précisa pas davantage pourquoi il fallait que je sache comment le parquet était fabriqué, mais je suppose qu’il avait deviné quelle attirance il exercerait sur moi. Je passais mes journées à l’écouter. Je reconnaissais à son pas chaque personne qui marchait dessus. Je pouvais prédire quelle serait la prochaine note que le parquet chanterait. J’essayais de passer dessus sans éveiller le rossignol. C’était difficile – Shiro avait fait du bon travail –, mais pas impossible. Ayant suivi les étapes de la fabrication du parquet, je savais qu’il n’avait rien de magique. Il fallait juste que je me donne le temps nécessaire pour m’en rendre maître. Je m’entraînais à le franchir avec cette patience presque fanatique qui était en moi, je le savais maintenant, un trait distinctif de la Tribu.

La saison des pluies commença. Une nuit, l’air était si chaud et humide que je ne parvenais pas à dormir. J’allai boire au bassin puis m’immobilisai au seuil de la véranda, les yeux fixés sur le parquet qui s’étendait devant moi. Je savais que j’allais le traverser sans réveiller personne.

J’avançai rapidement tant mes pieds connaissaient chaque endroit où se poser et quelle pression exercer. Le rossignol resta silencieux. Je ressentis le plaisir profond, bien éloigné de l’ivresse, que procure l’acquisition des talents de la Tribu. Jusqu’au moment où j’entendis une respiration et me retournai pour découvrir que sire Shigeru était en train de me regarder.

— Vous m’avez entendu, dis-je avec désappointement.

— Non, j’étais déjà éveillé. Peux-tu le refaire ?

Je restai un instant accroupi, en me retirant en moi-même comme le font les membres de la Tribu, de manière à évacuer tout ce qui n’était pas ma perception des bruits de la nuit. Puis je m’élançai de nouveau sur la voie du rossignol. L’oiseau continua de dormir.

Je pensai à Iida incapable de trouver le sommeil dans son lit à Inuyama, l’oreille tendue vers le parquet chantant. Je m’imaginai en train d’approcher de lui furtivement, absolument silencieux, absolument indécelable.

Si jamais la même image occupait la pensée de sire Shigeru, il n’y fit aucune allusion. Il se contenta d’observer :

— Je suis déçu par Shiro. Je pensais que son parquet serait plus malin que toi.

Aucun de nous ne dit : « Mais qu’en sera-t-il de celui d’Iida ? » Cependant la question resta en suspens entre nous, dans l’atmosphère pesante de cette nuit du sixième mois.

*

Le pavillon du thé était lui aussi achevé. Nous y prenions souvent le thé le soir, ravivant ainsi mon souvenir de la première fois où j’avais goûté à la coûteuse infusion verte préparée par dame Maruyama. Je sentais que sire Shigeru avait pensé à elle en faisant construire le pavillon, mais il n’en parla jamais. Un camélia au tronc double se dressait devant la porte, et ce fut peut-être ce symbole de l’amour conjugal qui poussa chacun à se lancer dans des considérations sur les avantages du mariage. Ichiro, en particulier, pressait le seigneur de se mettre en quête d’une nouvelle épouse.

— La mort de votre mère et celle de Takeshi ont pu servir d’excuse un certain temps, mais il y a maintenant presque dix ans qu’on vous voit sans femme ni enfant. C’est une situation inouïe !

Les servantes en faisaient des gorges chaudes, oubliant que je pouvais entendre leurs bavardages dans n’importe quelle partie de la maison. La plupart défendaient une opinion qui était en fait proche de la réalité, même si elles n’y croyaient pas vraiment elles-mêmes. D’après elles, sire Shigeru devait être amoureux d’une femme inaccessible, du fait d’un rang inférieur ou de quelque autre empêchement. Ils devaient s’être juré fidélité, soupiraient-elles, car à leur grand regret le seigneur n’avait jamais invité aucune d’elles à partager sa couche. Plus réalistes, les femmes d’âge mûr faisaient observer que de telles choses pouvaient se produire dans les chansons mais n’avaient guère de rapport avec la vie quotidienne de la classe des guerriers.

— Peut-être préfère-t-il les garçons ! répliqua Haruka, la plus effrontée des petites servantes, avant d’ajouter avec force gloussements : Demandez à Takeo !

Sur quoi Chiyo déclara qu’aimer les garçons était une chose, et le mariage une autre. Ces deux domaines n’avaient rien à voir l’un avec l’autre.

Sire Shigeru éludait toutes ces interrogations matrimoniales en disant qu’il était davantage préoccupé par les formalités de mon adoption. Cela faisait des mois que le clan n’avait donné aucune nouvelle à ce sujet, sinon que les délibérations se poursuivaient. Les Otori avaient des soucis plus urgents à affronter. Iida avait commencé sa campagne d’été dans les contrées de l’Est, et les fiefs avaient dû les uns après les autres se rallier aux Tohan ou subir la conquête et l’anéantissement. Bientôt il s’intéresserait de nouveau au pays du Milieu. Les Otori s’étaient accoutumés à la paix. Les oncles de sire Shigeru étaient peu disposés à tenir tête à Iida au risque de replonger leur fief dans la guerre. Cependant, l’idée de se soumettre aux Tohan hérissait la plupart des membres du clan.

Une foule de rumeurs couraient à Hagi, et l’atmosphère était tendue. Kenji se montrait inquiet. Il me tenait à l’œil en permanence, et cette surveillance constante me rendait irritable.

— Les espions Tohan se font de semaine en semaine plus nombreux en ville, disait-il. Tôt ou tard, l’un d’eux reconnaîtra Takeo. Laissez-moi l’emmener.

— Une fois qu’il aura été légalement adopté et placé sous la protection du clan, Iida y regardera à deux fois avant de s’en prendre à lui, répliquait sire Shigeru.

— Je crois que vous le sous-estimez. Il ne reculera devant rien.

— Dans les contrées de l’Est, c’est possible. Mais pas dans le pays du Milieu.

Ils eurent de nombreuses disputes à ce sujet. Kenji pressait le seigneur de lui permettre de m’emmener, mais sire Shigeru se dérobait, refusait de prendre le danger au sérieux et maintenait qu’une fois adopté je serais plus en sécurité à Hagi que n’importe où au monde.

Je finis par être gagné par l’inquiétude de Kenji. J’étais toujours sur mes gardes, aux aguets, ne relâchant jamais ma surveillance. Je ne trouvais un peu de paix qu’aux moments où j’étais absorbé par l’apprentissage de talents nouveaux. Mon désir de perfectionner mes dons tournait à l’obsession.

Le message arriva enfin, alors que le septième mois touchait à sa fin : sire Shigeru devait m’amener le lendemain au château, où ses oncles me recevraient et feraient connaître leur décision.

Chiyo me récura, lava et coupa mes cheveux puis sortit des vêtements neufs mais d’une sobriété à toute épreuve. Ichiro me fit repasser inlassablement l’étiquette que je devais observer, afin que je n’ignore rien des formules de politesse et des inclinations de rigueur.

— Essaie de te montrer à la hauteur, me siffla-t-il au moment du départ. Ne déçois pas sire Shigeru, après tout ce qu’il a fait pour toi.

Kenji ne nous accompagna pas, mais déclara qu’il nous suivrait jusqu’à la porte du château.

— Ouvre bien tes oreilles, me dit-il – comme si je pouvais faire autrement.

Je montais Raku, le cheval gris pâle à la crinière et à la queue noires. Sire Shigeru chevauchait devant moi, sur Kyu, son destrier noir, avec cinq ou six hommes d’escorte. En approchant du château, je fus pris de panique. Sa silhouette puissante, dominant la ville de toute sa masse, réduisit à néant mon courage. Comment pouvais-je prétendre être un seigneur, un guerrier ? Les seigneurs Otori n’auraient qu’à jeter un coup d’œil sur moi pour reconnaître ce que j’étais vraiment : le fils d’une paysanne et d’un assassin. Bien pis, je me sentais horriblement vulnérable, tandis que je chevauchais à travers les rues envahies par la foule. Il me semblait que tout le monde me regardait.

Raku sentit ma panique et se raidit. Un mouvement soudain de la foule le fit broncher. Sans réfléchir, je ralentis ma respiration et détendis mon corps. Il se calma sur-le-champ, mais nous nous étions légèrement écartés et en lui faisant faire demi-tour mon regard tomba sur un badaud dans la rue. Je ne fis qu’entr’apercevoir son visage, mais je le reconnus aussitôt. Je vis la manche vide de son vêtement. J’avais dessiné son portrait pour sire Shigeru et Kenji : c’était l’homme qui m’avait pourchassé sur ce sentier de montagne et dont Jato avait tranché le bras droit.

Il ne semblait pas me regarder, et il me fut impossible de savoir s’il m’avait reconnu. Je remis ma monture sur le droit chemin et repris ma chevauchée. Je ne crois pas avoir moi-même donné le moindre signe de trouble en le voyant. La scène tout entière ne dura pas plus d’une minute.

Étrangement, cet incident me calma. « C’est la réalité, pensai-je. Pas un jeu. Peut-être suis-je en train de prétendre être ce que je ne suis pas. Mais si j’échoue, je suis mort. » Puis je me dis : « Je suis un Kikuta. Je peux traiter d’égal à égal n’importe qui. »

Comme nous franchissions les douves, je repérai Kenji dans la foule, où il avait l’air d’un pauvre vieillard dans une robe élimée. Puis les portes du château s’ouvrirent devant nous, et nous pénétrâmes dans la première cour.

Nous mîmes pied à terre et les hommes restèrent avec les chevaux tandis qu’un homme âgé, le chambrier, venait chercher sire Shigeru et moi pour nous conduire dans la résidence.

C’était un édifice à la fois gracieux et imposant, se dressant du côté où le château regardait la mer et protégé par un petit pont. Il était bordé jusqu’à la digue par un fossé où s’étendait un vaste jardin au dessin harmonieux. Une colline couverte de bois touffus s’élevait derrière le château, et on apercevait au-dessus des arbres le toit recourbé d’un sanctuaire.

Le soleil avait fait une brève apparition, et les pierres fumaient dans la chaleur. Je sentais la sueur couler sur mon front et sous mes aisselles. J’entendais la mer se jeter sur les rochers de l’autre côté de la digue, et j’aurais aimé nager dans ses flots.

Nous retirâmes nos sandales, et des servantes apportèrent de l’eau fraîche pour laver nos pieds. Le chambrier nous conduisit dans la maison. Les pièces semblaient se succéder à l’infini, chacune décorée avec un luxe dispendieux. Nous arrivâmes enfin dans une antichambre, où notre guide nous demanda d’attendre un instant. Nous restâmes assis sur le sol pendant au moins une heure, me sembla-t-il. Je commençai par m’indigner devant cette insulte faite à sire Shigeru et aussi devant la richesse extravagante de la résidence, dont je savais qu’elle était le fruit des impôts accablant les fermiers. J’avais envie de parler à sire Shigeru de l’homme d’Iida que j’avais aperçu à Hagi, mais je n’osai pas ouvrir la bouche. Il semblait absorbé dans la contemplation de la peinture des portes : un héron gris debout dans un fleuve vert sarcelle, les yeux fixés sur une montagne rose et or.

Je me rappelai finalement le conseil de Kenji, et passai le reste du temps à écouter la maison. Elle ne faisait pas entendre un chant de rivière, comme celle de sire Shigeru, mais une mélodie plus profonde et plus grave, soutenue par le déferlement incessant de la mer. Je comptai les différents pas que j’entendais dans la demeure et estimai à cinquante-trois personnes la maisonnée. Je perçus l’écho de trois enfants jouant dans le jardin avec deux chiots. Les dames parlaient d’une excursion en bateau qu’elles espéraient faire si le temps restait propice.

Puis, dans les profondeurs de la maison, j’entendis deux hommes converser paisiblement. Je distinguai le nom de sire Shigeru, et je me rendis compte que je surprenais ses oncles en plein entretien strictement confidentiel.

— L’essentiel, c’est d’amener Shigeru à accepter le mariage, dit l’un des deux hommes.

Il me sembla que c’était la voix la plus âgée, plus énergique et arrêtée dans ses opinions. Je fronçai les sourcils et me demandai ce qu’il voulait dire. N’étions-nous pas venus discuter du problème de mon adoption ?

— Il a toujours refusé de se remarier, observa l’autre homme avec une nuance de déférence laissant supposer qu’il était plus jeune. Et se marier pour sceller l’alliance avec les Tohan à laquelle il s’est toujours opposé… Voilà qui risque tout bonnement de le faire sortir de sa réserve.

— Le moment est critique, dit le plus vieux. J’ai reçu hier des nouvelles de la situation à l’ouest. Il semble que les Seishuu se préparent à défier Iida. Araï, le seigneur de Kumamoto, s’estime offensé par les Noguchi et est en train de lever une armée pour les combattre avec leurs alliés Tohan avant l’hiver.

— Shigeru est-il en contact avec lui ? Cette situation pourrait lui donner l’opportunité dont il a besoin…

— Inutile d’insister, répliqua son frère. Je n’ai que trop conscience de la popularité de Shigeru au sein du clan. S’il s’allie à Araï, à eux deux ils seraient de taille à affronter Iida.

— À moins de… disons de le désarmer…

— Le mariage serait une excellente solution. Shigeru serait obligé de se rendre à Inuyama, où Iida pourrait le tenir à l’œil un bon moment. Et Shira-kawa Kaede, la dame en question, jouit d’une réputation qui pourrait se révéler fort utile.

— Voudriez-vous suggérer…

— Deux hommes sont déjà morts pour l’avoir approchée. Il serait regrettable que Shigeru soit sa troisième victime, mais nous ne saurions en être tenus pour responsables.

Le plus jeune eut un petit rire qui me donna envie de le tuer. Je respirai profondément pour essayer de calmer ma fureur.

— Et s’il persiste à refuser de se marier ? demanda-t-il.

— Nous n’accepterons de nous plier à son caprice d’adoption qu’à condition qu’il se marie. Il me semble que c’est une solution sans risque pour nous.

— J’ai essayé de retrouver la trace du garçon, dit l’homme jeune sur le ton pédant d’un archiviste. Je ne vois pas comment il pourrait être apparenté à la défunte mère de Shigeru. Rien n’indique son existence dans les généalogies.

— Je suppose que c’est un fils illégitime, répliqua le plus vieux. J’ai entendu dire qu’il ressemblait à Takeshi.

— Oui, son apparence rend difficile de contester tout lien du sang avec les Otori, mais s’il fallait que nous adoptions chacun de nos bâtards…

— Dans des circonstances normales, il ne serait évidemment pas question d’y consentir. Mais dans ce cas précis…

— Je suis d’accord.

J’entendis le parquet craquer légèrement quand ils se levèrent.

— Une dernière chose, dit le frère aîné. Vous m’aviez assuré que Shintaro ne pouvait pas échouer. Quel a été le problème ?

— J’ai tenté d’établir les faits. Apparemment, ce garçon l’a entendu et a réveillé Shigeru. Shintaro s’est empoisonné.

— Il l’a entendu ? Appartient-il également à la Tribu ?

— C’est possible. Un certain Muto Kenji est arrivé l’année dernière chez Shigeru. Officiellement il s’agit d’une sorte de précepteur, mais quelque chose me dit que son enseignement doit sortir de l’ordinaire.

Le cadet se remit à rire, et je me hérissai de nouveau. Mais je ressentais aussi un profond mépris pour ces deux hommes. Bien qu’ils fussent au courant de mon ouïe hors du commun, ils n’imaginaient même pas qu’ils pouvaient en être victimes au cœur de leur propre demeure.

La légère vibration de leurs pas s’éloigna des appartements intérieurs, où avait eu lieu cet entretien secret, et passa dans la salle située derrière les portes peintes.

Quelques instants plus tard, le vieux chambrier revint pour ouvrir doucement les portes avant de nous inviter à pénétrer dans la salle d’audience. Les deux seigneurs étaient assis côte à côte sur des chaises basses. Plusieurs hommes s’agenouillèrent le long des deux côtés de la salle. Sire Shigeru s’inclina aussitôt jusqu’au sol et je suivis son exemple, mais non sans avoir jeté un coup d’œil sur ces deux frères pour qui mon cœur éprouvait d’ores et déjà l’aversion la plus marquée.

L’aîné, sire Otori Shoichi, était grand mais pas particulièrement bien bâti. Son visage était décharné et sa mine sinistre. Il portait une petite moustache et une barbe, et ses cheveux grisonnaient déjà. Le cadet, Masahiro, était plus petit et trapu. Il se tenait très droit, comme tous les hommes de petite taille. Il n’avait pas de barbe, et son visage olivâtre était parsemé d’énormes grains de beauté noirs. Sa chevelure était encore noire, mais peu abondante. Chez ces deux hommes, les pommettes saillantes et le nez recourbé typiques des Otori étaient gâtés par les défauts de leur caractère associant la faiblesse et la cruauté.

— Sire Shigeru, mon neveu, vous êtes le bienvenu, dit Shoichi d’un ton affable.

Sire Shigeru s’assit, mais je restai le front dans la poussière.

— Nous avons beaucoup pensé à vous, susurra Masahiro. Votre sort nous a donné de grandes inquiétudes. La disparition de votre frère, suivant de si près la mort de votre mère et votre propre maladie, ont été pour vous un fardeau lourd à supporter.

Ses paroles paraissaient pleines de bonté, mais je savais avec quelle hypocrisie il les prononçait.

— Je vous remercie de votre sollicitude, répliqua sire Shigeru. Mais permettez-moi de vous corriger sur un point. Mon frère n’a pas disparu de façon naturelle. Il a été assassiné.

Il parlait sans émotion, comme s’il ne faisait qu’exposer un fait. Personne ne réagit dans l’assemblée. Un lourd silence s’installa.

Sire Shoichi le rompit en s’exclamant avec une gaieté affectée :

— Et voici donc votre jeune protégé ? Lui aussi est le bienvenu. Quel est son nom ?

— Nous l’appelons Takeo, répondit sire Shigeru.

— Il paraît qu’il possède une ouïe très fine ? dit Masahiro en se penchant légèrement en avant.

— Elle n’a rien d’exceptionnel, assura sire Shigeru. Nous avons tous eu l’ouïe fine dans notre jeunesse.

— Asseyez-vous, jeune homme, me dit Masahiro.

Quand je me fus exécuté, il examina un moment mon visage avant de me demander :

— Qui se trouve au jardin ?

Je fronçai les sourcils, comme si l’idée de compter les habitants du château ne m’était pas encore venue.

— Deux enfants et un chien, hasardai-je. Peut-être un jardinier près du mur ?

— Et la maisonnée comprend combien de personnes, d’après toi ?

J’esquissai un haussement d’épaules puis je me dis que c’était une grave impolitesse et essayai de le transformer en une inclination déférente.

— Plus de quarante-cinq ? Pardonnez-moi, sire Otori, je ne suis que médiocrement doué.

— Quel est leur nombre exact, mon frère ? demanda sire Shoichi.

— Cinquante-trois, je crois.

— Impressionnant, se contenta de dire l’aîné, mais son soupir de soulagement ne m’échappa pas.

Je m’inclinai de nouveau jusqu’à terre et restai dans cette position qui me paraissait plus sûre.

— Si nous avons différé si longtemps cette affaire d’adoption, Shigeru, c’est que nous n’étions pas certains de votre disposition d’esprit. Le chagrin semblait vous avoir rendu passablement instable.

— Il n’y a aucune incertitude dans mon esprit, répliqua le seigneur. Je n’ai pas d’enfant vivant, et depuis la mort de Takeshi je n’ai plus d’héritier. Ce garçon et moi-même sommes liés par des obligations mutuelles, dont il est nécessaire de s’acquitter. Il a d’ores et déjà été accepté par ma maisonnée, et nous sommes devenus sa famille. Je demande que cette situation soit entérinée par une adoption qui le fasse entrer officiellement dans le clan des Otori.

— Qu’en dit-il lui-même ?

— Parle, Takeo, m’encouragea sire Shigeru.

Je m’assis en déglutissant avec difficulté, soudain en proie à une émotion invincible. Je pensai à mon cheval saisi de frayeur, exactement comme mon cœur maintenant.

— Je dois la vie à sire Otori. Lui ne me doit rien. Je suis certes indigne de l’honneur qu’il me fait, mais si telle est sa volonté – et celle de Vos Seigneuries –, j’accepterai de tout mon cœur. Je serai toute ma vie un fidèle serviteur du clan des Otori.

— Alors qu’il en soit ainsi, dit sire Shoichi.

— Les documents sont prêts, ajouta sire Masahiro. Nous allons les signer sur-le-champ.

— Mes oncles sont d’une bienveillance inestimable, dit sire Shigeru. Je vous remercie.

— À propos, Shigeru, il y a une autre affaire où nous désirerions avoir votre concours.

Je m’étais de nouveau aplati sur le sol. Mon cœur battait la chamade. J’aurais voulu avertir le seigneur d’une manière ou d’une autre, mais il m’était évidemment impossible de parler.

— Vous êtes au courant de nos négociations avec les Tohan. Nous estimons qu’une alliance serait préférable à la guerre. Nous connaissons votre opinion. Vous êtes encore assez jeune pour vous montrer inconsidéré…

— À près de trente ans, je ne puis plus être compté parmi les jeunes gens.

Cette fois encore, sire Shigeru énonça ce fait avec calme, comme s’il ne souffrait aucune discussion.

— Et je ne désire nullement la guerre pour elle-même. Je n’ai rien contre une alliance en tant que telle. Ce que je désapprouve, c’est l’attitude actuelle des Tohan.

Ses oncles ne réagirent pas à cette remarque, mais l’atmosphère dans la salle se refroidit légèrement. Sire Shigeru n’ajouta pas un mot. Il avait exposé son point de vue avec suffisamment de clarté – trop clairement, même, au gré de ses oncles. Sire Masahiro fit un signe au chambrier, qui tapa discrètement dans ses mains. Quelques instants plus tard, le thé fit son apparition, apporté par une servante qui aurait pu être invisible. Les trois seigneurs Otori burent. Je ne fus pas invité à me joindre à eux.

— Quoi qu’il en soit, l’alliance est en bonne voie, dit enfin sire Shoichi. Sire Iida a suggéré qu’elle soit scellée par un mariage entre les deux clans. Son allié le plus proche, sire Noguchi, a une pupille. Elle se nomme dame Shirakawa Kaede.

Sire Shigeru était en train d’admirer sa tasse de thé, qu’il tenait d’une seule main. Il la plaça avec soin sur la natte devant lui et resta assis, l’air absolument impassible.

— Nous désirons que vous épousiez dame Shirakawa, lança sire Masahiro.

— Pardonnez-moi, mon oncle, mais je ne souhaite pas me remarier. Je n’y ai jamais pensé.

— Heureusement, vous avez des parents pour y penser à votre place. Sire Iida tient énormément à cette union. En fait, l’alliance tout entière en dépend.

Sire Shigeru s’inclina. Le silence s’installa de nouveau. J’entendis des pas lointains, deux personnes s’avançaient lentement, avec précaution, l’une portait un objet pesant. La porte s’ouvrit dans notre dos. Un homme me dépassa et se jeta à genoux, suivi d’une servante chargée d’une table à écrire en laque, ainsi que d’un pinceau, d’encre et de cire à cacheter rouge vermillon.

— Ah ! les documents de l’adoption, s’écria joyeusement sire Shoichi. Qu’on nous les apporte.

Le secrétaire s’approcha à genoux et la table fut installée devant les seigneurs. Puis l’homme lut le contrat à voix haute. Le style était fleuri mais le contenu fort simple : on m’accordait le droit de porter le nom des Otori et de jouir de toutes les prérogatives d’un fils de la famille. Si des enfants naissaient à la suite d’un mariage ultérieur du seigneur, mes droits seraient égaux aux leurs, mais non plus étendus. En contrepartie, je m’engageais à me conduire comme un fils envers sire Otori, à me soumettre à son autorité et à jurer fidélité au clan des Otori. S’il venait à mourir sans autre héritier légitime, ses biens me reviendraient.

Les seigneurs prirent les sceaux.

— Le mariage sera célébré au neuvième mois, dit Masahiro, quand la fête des Morts sera terminée. Sire Iida souhaite que la cérémonie ait lieu à Inuyama. Les Noguchi enverront dame Shirakawa à Tsuwano, où vous viendrez la chercher pour l’escorter jusqu’à la capitale.

J’avais l’impression que les sceaux flottaient dans les airs, suspendus par un pouvoir surnaturel. Il était encore temps pour moi de prendre la parole, de refuser d’être adopté dans ces conditions, d’avertir sire Shigeru du piège qui lui était tendu. Mais je gardai le silence. Les hommes n’étaient plus maîtres des événements. Désormais, nous étions aux mains du destin.

— Apposons-nous les sceaux, Shigeru ? s’enquit Masahiro avec infiniment de politesse.

Le seigneur n’hésita pas un instant.

— Faites, je vous en prie, dit-il. Je consens à ce mariage et je me réjouis de pouvoir vous donner cette satisfaction.

C’est ainsi qu’on apposa les sceaux et que je devins un membre du clan des Otori et le fils adoptif de sire Shigeru. Mais au moment où les cachets se posèrent sur les documents, nous sûmes l’un et l’autre qu’ils scellaient sa propre destinée.

*

Quand nous arrivâmes à la maison, la nouvelle de mon adoption nous avait précédés et tout était prêt pour fêter l’événement. Sire Shigeru et moi avions de bonnes raisons de modérer notre joie, mais mon père adoptif semblait décidé à mettre de côté ses inquiétudes quant à son mariage pour se réjouir de tout son cœur. La maisonnée tout entière suivit son exemple. Je me rendis compte que j’étais vraiment devenu l’un des leurs, au cours des mois passés avec eux. Je fus embrassé, caressé, choyé, gorgé de riz rouge et abreuvé du thé spécial porte-bonheur de Chiyo, qu’elle confectionnait avec des prunes salées et des algues. À la fin, mon visage était endolori à force de sourire et les larmes que je n’avais pas versées dans mon chagrin remplirent mes yeux en cet instant de bonheur.

Sire Shigeru méritait plus que jamais mon amour et ma loyauté. J’étais indigné pour lui de la perfidie de ses oncles à son égard, et terrifié par le complot qu’ils avaient maintenant ourdi pour le perdre. Il y avait aussi le problème de l’homme au bras coupé. Tout au long de la soirée, je sentis le regard de Kenji peser sur moi : je savais qu’il était impatient d’apprendre ce que j’avais entendu, et de mon côté je brûlais d’envie de le lui raconter ainsi qu’à sire Shigeru. Mais quand arriva le moment où les serviteurs se retirèrent après avoir installé les lits, il était minuit passé et il me coûtait de troubler la joie générale par de mauvaises nouvelles. Je voulais me coucher sans rien dire mais à l’instant où j’allais éteindre les lampes Kenji, le seul d’entre nous à être resté vraiment sobre, m’avait arrêté en disant :

— Il faut d’abord que tu nous racontes ce que tu as vu et entendu.

— Attendons demain, implorai-je.

Je vis l’ombre qui assombrissait le regard de sire Shigeru s’approfondir. Une tristesse immense m’envahit, et je me sentis complètement dégrisé. Il murmura :

— J’imagine qu’il faut nous attendre au pire.

— Pourquoi ton cheval a-t-il bronché ? demanda Kenji.

— Parce que j’étais nerveux, tout simplement. Mais quand il a fait un écart, j’ai vu l’homme au bras coupé.

— Ando. Je l’ai vu, moi aussi. Je ne savais pas si tu l’avais remarqué, tu es resté impassible.

— A-t-il reconnu Takeo ? s’enquit immédiatement le seigneur.

— Il vous a regardés tous deux un instant avec attention, puis a pris un air d’indifférence affectée. Mais le simple fait qu’il se trouve dans cette ville prouve qu’il est au courant de quelque chose.

Kenji me lança un regard et commenta :

— Ton colporteur doit avoir parlé !

— Je suis content que ton adoption soit légale, maintenant, observa sire Shigeru. Elle t’assurera une certaine protection.

Je savais que je devais lui rapporter la conversation que j’avais surprise, mais la seule idée d’évoquer tant de bassesse me répugnait.

— Pardonnez-moi, sire Otori, commençai-je. J’ai entendu un entretien secret de vos oncles.

— Au moment où tu faisais le compte plus ou moins juste des habitants de la maisonnée, je suppose, dit-il sèchement. Ils parlaient du mariage ?

— Qui est censé se marier ? demanda Kenji.

— Il semble que je doive prendre une épouse pour sceller l’alliance avec les Tohan, répondit le seigneur. La dame en question est une pupille de sire Noguchi, répondant au nom de Shirakawa.

Kenji fronça les sourcils, mais garda le silence. Sire Shigeru poursuivit :

— Mes oncles m’ont fait comprendre que l’adoption de Takeo dépendait de ce mariage.

Ses yeux se perdirent dans l’obscurité et il constata d’une voix paisible :

— Je suis pris entre deux obligations. Il m’est impossible de les satisfaire toutes deux, mais je ne puis non plus les rompre.

— Takeo devrait nous dire ce qu’ont raconté les seigneurs Otori, murmura Kenji.

Je trouvai plus facile de m’adresser à lui :

— Ce mariage est un piège. Il s’agit d’éloigner sire Shigeru de Hagi, où sa popularité et son opposition à l’alliance avec les Tohan pourraient diviser le clan. Un nommé Araï défie actuellement Iida à l’ouest. Si les Otori rejoignaient son camp, Iida serait pris en tenaille entre eux.

Ma voix s’éteignit, et je me tournai vers le seigneur :

— Sire Otori est-il au courant de ces faits ?

— Je suis en contact avec Araï, dit-il. Continue.

— Dame Shirakawa a la réputation d’apporter la mort aux hommes qui l’approchent. Vos oncles projettent de…

— Me faire assassiner ? compléta-t-il d’un ton neutre.

— Je regrette de devoir rapporter une telle indignité, murmurai-je, le visage en feu. Ce sont eux qui ont engagé Shintaro.

Dehors, les cigales faisaient entendre leur chœur strident. Je sentais des gouttes de sueur perler à mon front. L’air était si pesant, immobile. Il faisait nuit noire, sans lune ni étoiles. Le fleuve exhalait une odeur fétide et fangeuse, une odeur immémoriale, aussi ancienne que la trahison.

— Je savais qu’ils ne me portaient pas dans leur cœur, dit sire Shigeru. Mais de là à lancer Shintaro à mes trousses ! Ils doivent me trouver vraiment dangereux.

Il me donna une bourrade sur l’épaule :

— Je dois une fière chandelle à Takeo. Je suis content qu’il m’accompagne à Inuyama.

— Vous plaisantez ! s’exclama Kenji. Vous ne pouvez pas emmener Takeo là-bas !

— Il semble que je ne puisse me dispenser de m’y rendre, et je me sentirai davantage en sécurité en sa compagnie. De toute façon, c’est mon fils, maintenant. Il a le devoir de me suivre.

— Essayez seulement de partir sans moi ! lançai-je à mon tour.

— Vous avez donc l’intention d’épouser Shirakawa Kaede ? reprit Kenji.

— La connaissez-vous, Kenji ?

— J’ai entendu parler d’elle, comme tout le monde. Elle a quinze ans à peine, et une beauté qu’on dit incomparable.

— Dans ce cas, je déplore de ne pouvoir l’épouser.

Le seigneur parlait d’un ton léger, presque badin.

— Mais il n’est pas mauvais que chacun croie que je vais consentir à cette union, au moins pour un temps. Cela distraira l’attention d’Iida, et nous gagnerons quelques semaines.

— Qu’est-ce qui vous empêche de vous remarier ? intervint Kenji. Vous venez d’évoquer deux obligations entre lesquelles vous êtes pris. Comme vous avez accepté ce projet d’épousailles pour permettre à l’adoption de se faire, j’ai pensé que Takeo était votre seule priorité. Vous n’avez pas contracté de mariage secret, n’est-ce pas ?

— C’est tout comme avoua sire Shigeru après un silence. Il y a quelqu’un d’autre.

— Me direz-vous qui ?

— J’ai gardé si longtemps le secret, je ne suis pas sûr d’avoir le droit de le dévoiler, répliqua le seigneur. Que Takeo vous le dise, s’il le sait.

Kenji se tourna vers moi. Je déglutis et chuchotai :

— Dame Maruyama ?

Sire Shigeru sourit.

— Depuis combien de temps es-tu au courant ?

— Depuis le soir où nous avons rencontré la dame, à l’auberge de Chigawa.

Pour la première fois depuis que je le connaissais, Kenji avait l’air vraiment ébahi.

— Cette femme dont Iida est fou et qu’il désire épouser ? Depuis quand dure cette histoire ?

— Vous n’allez pas me croire, dit le seigneur.

— Un an ? Deux ans ?

— Depuis ma vingtième année.

— Mais cela fait près de dix ans !

Kenji semblait aussi impressionné par sa propre ignorance des faits que par l’affaire elle-même.

— Encore une bonne raison pour vous de haïr Iida.

Il hocha la tête, stupéfait.

— Il ne s’agit pas d’une simple histoire d’amour, dit sire Shigeru d’une voix tranquille. Nous sommes aussi alliés. À eux deux, elle et Araï contrôlent les Seishuu et les contrées du Sud-Ouest. Si les Otori se joignent à eux, nous pouvons vaincre Iida.

Il se tut un moment, puis reprit :

— Que les Tohan se rendent maîtres du domaine des Otori, et nous verrons se déchaîner la même cruauté et la même persécution que celles dont j’ai sauvé Takeo à Mino. Je ne puis regarder sans rien faire Iida imposer sa loi à mon peuple, dévaster mon pays, brûler mes villages. Mes oncles, comme Iida lui-même, savent que je n’y consentirai jamais. Ils entendent donc me faire quitter la scène. Iida m’a invité dans son repaire, où il compte certainement me faire assassiner. Je prétends retourner cette situation à mon avantage. Après tout, n’est-ce pas l’occasion idéale d’entrer dans Inuyama ?

Kenji le regarda en fronçant les sourcils. À la lueur des lampes, je vis le visage de sire Shigeru s’illuminer de son sourire respirant la franchise. Cet homme avait quelque chose d’irrésistible. Son courage emplissait d’ardeur mon propre cœur. Je comprenais pourquoi les gens l’aimaient tant.

— La Tribu n’est pas concernée par ces affaires, grogna finalement Kenji.

— J’ai été sincère avec vous. Je compte sur vous pour que ceci demeure confidentiel. La fille de dame Maruyama est retenue en otage par Iida. Mais j’espère de vous plus qu’une simple discrétion : je vous serais reconnaissant de m’apporter votre aide.

— Je ne vous trahirai jamais, sire Shigeru. Cependant, comme vous l’avez dit vous-même, il arrive que plusieurs maîtres à la fois exigent notre loyauté. Vous savez comme moi que j’appartiens à la Tribu. Takeo est un Kikuta. Tôt ou tard, les Kikuta feront valoir leurs droits sur sa personne. Je n’y peux rien.

— Ce sera à Takeo de choisir le moment venu, dit le seigneur.

— J’ai juré fidélité au clan des Otori, lançai-je. Sire Shigeru, je ne vous quitterai jamais et je ferai tout ce que vous me demanderez.

Je me voyais déjà dans la forteresse d’Inuyama, où sire Iida Sadamu se terrait sous la protection de son parquet à la voix de rossignol.

Clan Des Otori
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